
Entretien avec Pauline Klaus et Tedi Papavrami
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ENTRETIEN AVEC TEDI PAPAVRAMI
« Sur la Fantaisie et Fugue BWV 542 de Jean-Sébastien Bach » (extrait du livret)
(Genève, 17 août 2024)
Pauline Klaus – A l’origine, comment vous est venu ce goût pour la transcription? Et pourquoi ce choix de la Fantaisie et Fugue en sol mineur de Bach ?
Tedi Papavrami – Pour ce qui est de ces transcriptions en général : c’est toujours parti de l’écoute. Au tout début : j’avais 12 ans, mon ancien professeur au Conservatoire de Paris, Pierre Amoyal, m’avait offert un disque de Vladimir Horowitz, les Sonates de Scarlatti – c’est un disque célèbre – que j’écoutais beaucoup : et c’est venu un peu malgré moi, instinctivement, comme cela : il y avait une sonate, dont les trois premières mesures sonnent « naturellement » au violon – entre la corde de la et la corde de mi – , elle est jolie, avec une certaine mélancolie, etc… cela m’a trotté dans la tête : et comme je la connaissais assez bien par cœur, un jour je me suis mis à la jouer au violon – donc à la transcrire, mais je n’avais pas la partition. Mais quand même, je l’ai faite entièrement, elle doit traîner quelque part… (...) Ensuite, vingt ans plus tard : cela me venait toujours à l’esprit… et je me suis dit, je vais réessayer, tout de même. Bien sûr, je n’avais plus du tout la même technique, et là je me suis rendu compte que cela pouvait marcher ! De là je m’y suis mis : d’abord à acheter les partitions : j’écoutais, je sélectionnais celles que j’aimais particulièrement ; et puis, je commençais à avoir une certaine intuition de ce qui pouvait marcher ou pas au violon (…). C’est comme ça que j’ai effectué 12 transcriptions pour violon de sonates de Scarlatti.
Ensuite, de la même façon : j’avais une intégrale Bach qu’on m’avait offerte (…) et j’ai commencé à écouter l’œuvre pour orgue. Et là j’ai réalisé à quel point c’est incroyable : avec cet instrument, il y a un côté plus « fou », vraiment improvisateur, il explore des choses complètement improbables…. Et il y a vraiment des fugues, avec des thèmes... Mais on se demande d’où il les sort ! (…) Et là, j’ai entrevu quelque chose : j’ai stoppé sur la Fantaisie et Fugue en sol mineur - j’ignorais que c’était quelque chose de très célèbre – et cela m’a fasciné, comme d’autres avant moi... Et j’ai entrepris la même démarche. C’était difficile, beaucoup plus difficile au niveau de l’écriture que les Scarlatti : mais aussi plus violonistique que chez Scarlatti. Car celui-ci écarte beaucoup les deux mains, et il ne met rien au milieu, ce qui pour nous au violon, ne permet pas de faire des accords... Et donc, il y a dans ces Scarlatti des extensions terribles, des choses comme ça, alors que dans la Fantaisie et Fugue, c’est plus « rempli ». Et je pense que ça fait partie de l’écriture de Bach, qui est tellement, comment dire… construite : qu’en fait cela nous avantage (...).
Concernant l’aspect concret du travail de transcription : nécessite-t-il des étapes, des modifications progressives ? La Fantaisie, par exemple, a-t-elle connu plusieurs essais, ou des transformations ?
Oui, j’avais toujours tendance à en faire un peu trop. Au départ, j’étais un peu dans la théorie : j’entendais, j’avais une sensation dans ma tête, et ça marchait ; après, de là à ce que ça marche à la vitesse d’exécution… J’ai dû enlever certaines choses, trouver des compromis pour les faire apparaitre de manière ponctuelle... Donc oui, il y a eu un ajustement qui a eu lieu, une espèce de « dégraissage ». C’était toujours trop ambitieux au départ : le tout c’est d’alléger un peu ; ou de trouver une autre voie, ce qui pouvait arriver…
Il y a un passage auquel cela me fait penser, dans la dernière page de la Fantaisie : un immense pont qui, au violon, sonne très différemment de la version originale pour l’orgue...
Oui... Il y a eu un moment où je me suis dit que, pour faire quelque chose de convaincant, je pouvais me permettre d’improviser « autre chose » ; mais évidemment, dans le caractère de ce que Bach a fait. (...) D’ailleurs, c’est intéressant : l’autre jour j’ai écouté́ par hasard des transcriptions - enfin, on n’appelle pas cela des « transcriptions » puisque cela fait partie de l’œuvre pour orgue : ce sont des concertos de Vivaldi -il y a par exemple un des concertos de Vivaldi pour deux violons, celui en la mineur - que Bach a donc transcrit pour l’orgue ; et c’est devenu « Concerto de Bach pour orgue »... A la radio, ils n’ont même pas mentionné que c’est du Vivaldi ! Car enfin c’est bien Vivaldi, note pour note, c’est bien la partition du Concerto pour deux violons et orchestre en la mineur... Écoutez-le, c’est fascinant ; et c’est fascinant d’écouter Bach « transcripteur » : on s’en doute, c’était évidemment le meilleur transcripteur du monde, c’est à la base le meilleur compositeur... (…) Enfin c’est fascinant. Et c’est complètement convaincant.
Cette question du passage d’un instrument à l’autre m’amène à une autre interrogation sur les interprétations « historiquement informées » : est-ce que cette démarche, qui s’appuie sur un rapprochement avec les instruments d’époque et une notion d’authenticité́, n’apparait pas comme une approche radicalement différente ? Voire opposée... ?
C’est vrai que là, on a envie que ça sonne comme l’orgue quoi... ! Surtout dans la Fantaisie, ou la fin de la Fugue : on imagine tout d’un coup le toit de la cathédrale qui se soulève, au son de l’orgue... Mais je trouve qu’on arrive tout de même, au violon, à créer cette espèce de vrombissement qui est propre à l’orgue. Après, c’est très curieux : moi je me suis beaucoup inspiré de ce que ces interprétations, les recherches de Nikolaus Harnoncourt, etc.. nous ont apporté ; et je me sens pas non plus en rupture, à faire tout d‘un coup comme du Kogan sur Bach, en me disant « Ah enfin, je peux m’exprimer » ! Je ne vois pas tellement de césure, malgré tout. D’ailleurs il y a des gens comme le claveciniste Christophe Rousset, ou Leonardo Garcia-Alarcón, que j’ai rencontré – nous étions dans un café, je ne le connaissais pas, mais lui m’avait reconnu : et il s’est mis à me siffler le thème de la Fugue en sol mineur ! – qui m’ont dit « Ah, j’adore votre transcription de la Fantaisie ! », donc cela n’a pas l’air de poser tellement de problème... Je crois que ce n’est pas contradictoire.
Pour en revenir à La Fantaisie et Fugue : c’est une œuvre qui montre le visage d’un Bach très différent de celui des Sonates et Partitas, et de ce point de vue, son ajout au répertoire pour violon est particulièrement frappant... Comment situez- vous ces deux pièces par rapport à l’ensemble des Sonates? Comme un prolongement, ou une œuvre qui parle un tout autre langage ?
C’est vrai qu’au niveau des tonalités, nous avons dans les Sonates et Partitas une sonate en sol mineur justement, et qui n’a rien à voir avec cela...
La Fugue dont nous parlons, par exemple, serait une « quatrième fugue » ?
Oui... Si ce n’est, que je vois moi, dans les Sonates et Partitas, une sorte de cheminement spirituel chez Bach – pour moi : même si cela fait un peu littéraire, dit comme cela :
La première Sonate : c’est un peu comme la foi « héritée » : c’est rassurant [il chante] ... et celle-là, il l’a faite à l’orgue justement. Et puis, on arrive à la première Partita : là, tout à coup, on n’a plus rien de religieux du tout : elle est écrite dans un style français, c’est plutôt ce côté de « douleur narcissique », comme un jeune homme qui commence sa vie, qui tombe amoureux, qui est dans le désir, la séduction... On imagine des choses comme cela. Pour moi, elle est complètement profane. Et la deuxième Sonate : si on la compare à la première, elle a quelque chose de douloureux et de révolté, elle n’est pas très religieuse... Je la vois comme un âge plus mûr, mais avec la douleur de la vie, avec une révolte. Alors évidemment, au milieu il y a l’Andante en do majeur, là on est au ciel... Mais la tonalité générale, pour moi, c’est celle-là. Et puis, avec la deuxième Partita, et la Chaconne, on a cette impression de deuil... Quelque chose de moins révolté, et plus résigné, avec cette tonalité plus basse... Là on a le sentiment avec la Chaconne, d’aller un peu au bout de la douleur humaine : puisque même l’élément divin ne triomphe pas, cela se termine quand même avec quelque chose d’inconsolable...
Après encore une fois, les spécialistes vont me dire : « mais non pas du tout, il veut juste faire une suite de petites danses... » ! Mais bon je ne pense pas. Il veut quand même aussi autre chose que cela.
Et puis là, tout d’un coup – c’est là qu’il y a le saut dans le vide, l’abstraction totale, comme s’il n’y avait que cette solution-là, pour Bach en tout cas : c’est la Foi, avec la troisième Sonate. Alors c’est une foi très très métaphysique, cosmique, un peu froide : c’est un peu les éléments... Et avec la grand Fugue en do majeur, la Foi est vraiment affirmée, avec cette réexposition à l’identique: à l’identique... C’est incroyable ! Cette espèce de certitude qui est là... Peut-être comme chez Beethoven dans l’opus 111, avec l’Arietta en do majeur : il y a un peu ce même sentiment de jubilation, peut-être, d’avoir trouvé quelque chose, de définitif... Et puis la troisième Partita : pour moi, c’est la spiritualité qui devient complètement allègre et évidente – il n’y a même plus besoin de cette métaphysique un peu lourde : c’est l’instant présent... Le vieux sage...
Alors, on va me dire que je tire des plans sur la comète, et que Bach n’a pas du tout pensé à ça ! Mais tout de même, ce genre de parcours spirituel... d’abord rien n’interdit de penser que Bach était diablement intelligent, et qu’il avait l’intuition aussi de tout cela ! Et si l’on lit par exemple les Confessions de Saint Augustin, on retrouve la même chose : au début il est ambitieux, il va voir les jeux du cirque à Rome, il trouve ça super... et puis après, les femmes, la gloire, c’est un brillant philosophe... Ensuite, quand il commence à quitter tout cela, les femmes lui manquent... bref : je pense que c’était tout de même assez ancré, ce genre de parcours : et le fait qu’on puisse le retrouver dans ces Sonates et Partitas n’est à mon avis, pas un hasard.
Tout ce grand détour pour dire : où mettre cette Fantaisie et Fugue en sol mineur ? Elle est quand même plus du côté de l’humain, et de la folie pour moi... Je dirais quelque part après la deuxième Sonate... Mais la deuxième sonate, même si elle est moins difficile et compliquée, a ce caractère révolté, à deux temps... Il n’accepte pas. Enfin c’est comme ça que je le ressens, humainement : et au-delà̀ de ça, j’essaie de respecter toutes les choses de stylistique, de forme etc... Mais je pense que c’est dommage de passer à côté quand même de quelque chose comme cela, un message spirituel, tout de même....
Une autre question : vous m’aviez dit il y a quelque temps que vous aviez un autre projet de transcription à venir… Pourriez-vous en dire un peu plus ?
Oui, il y en a une que je vais faire – la jouer c’est sans doute plus compliqué ! Mais pour la transcrire ce n’est pas difficile : je pense au grand Mi mineur pour orgue de Nicholas Bruhns. C’est intéressant, car c’est facile à réaliser : mais c’est intéressant car cela a ce côté - je pense qu’ils avaient un terme, « fantastico » ou quelque chose comme ça... En tout cas, pour certaines pièces d’orgue de l’époque, il y avait ce mot « fantastico » : et effectivement cela donne ce côté - que Bach a utilisé lui-même assez souvent - qui nous, nous fait penser à une sorte de vaisseau spatial… ! On peut imaginer que c’était pour impressionner : ces pauvres paysans qui venaient à l’église, et voyaient cet immense orgue, entendaient ces sons fulgurants… Et voilà, ça y est : ils étaient dans la Foi, direct…
Les lectures ce n’était quasiment rien à côté… Donc il y a cet aspect là dans cette œuvre qui est assez incroyable ; ce sont plutôt des œuvres pour orgue qui me parlent, suite à cette expérience avec la Fantaisie et Fugue…
Il y a le Coucou de Johann Kerll aussi, qui est une œuvre assez amusante… Mais le Bruhns est assez impressionnant : c’est une grande œuvre connue des organistes… On a l’impression d’une sorte de Bach ; mais il va à fond dans l’exploitation des chromatismes, de ce que l’orgue peut faire de très impressionnant comme cela, de cosmique… Ce sont des idées, mais il y a énormément de choses que l’on peut faire... Le plus intéressant étant toujours d’explorer quelque chose qui ne l’a pas été - la limite étant la technique, du violon, les doubles-cordes…
On me demande souvent si je suis attiré en raison des défis techniques – parce que auparavant, j’avais joué beaucoup les 24 Caprices de Paganini, des choses comme ça : mais honnêtement, vraiment, et je pense que cela s’entend : quand j’ai fait cela, ce n’était pas pour une démonstration technique. Vraiment pas du tout, du tout. Il y a par exemple aujourd’hui ce violoniste ouzbèque, Roman Kim, qui fait des transcriptions étonnantes : mais là j’ai plus l’impression d’une quête « Paganinienne »… Mais moi ce n’était vraiment pas le but. Disons que si j’avais pu avoir encore plus de technique, pour faire encore plus de voix, j’aurais été content… Mais ce n’était pas le but.
Une dernière question, plus générale : diriez-vous que vous vous situez dans la suite, ou dans l’héritage d’une « lignée » de violonistes - on parle parfois d’ « écoles » ... Je pense par exemple aux grandes figures d’Ysaÿe et Enesco ?
Moi ? Et bien oui, Ysaÿe me parle en effet tout particulièrement : j’ai découvert son œuvre relativement tard, j’ai commencé à jouer tout d’abord la Ballade, vers l’âge de 29 ans, vraiment tard... Et après c’est allé́ très vite : j’ai commencé à travailler en vue de l’enregistrement et il y en a tout de même plusieurs que je n’avais jamais jouées en concert... Mais oui, dans son approche du violon, dans sa technique : j’ai été regarder aussi ce qu’il a fait, il y a par exemple des exercices qui sont un peu inachevés, mais on voit son raisonnement : il avait tout compris du violon... Oui, c’est clair que je me sens complètement dans cette lignée : et quand on travaille ces sonates d’Ysaÿe, plus encore que la main gauche, c’est la subtilité de la technique de l’archet, la connaissance des points de contact, du mariage avec des registres extrêmement éloignés (...) En tout cas je ne me sens pas du tout révolutionnaire ! C’est juste à mon avis, cette bonne technique « franco-belge », qui a atteint peu à peu ce sommet du violon... Alors après, on peut pousser un peu plus extrême et on joue Paganini, qui « sort » des rails... Et puis encore un peu plus extrême, je ne sais pas, Ernst, ou cette Fantaisie et Fugue de Bach, qui est effectivement très extrême ! Mais qui reste cependant toujours dans cette chose, « équilibrée » ... Et qui permet, justement, de faire des choses qui ont l’air folles.
C’est intéressant que vous évoquiez la figure de Ernst : son arrangement du Roi des Aulnes figure également au programme de mon disque, à côté de la Fantaisie en sol mineur...
Ah oui ! Je ne l’ai jamais travaillé : mais en effet, c’est un peu la même question...
Oui, car il y a ce point commun dans ces deux pièces, le rapport à l’écriture d’origine pour le clavier : le staccato du Roi des Aulnes - ces mêmes notes répétées très rapidement, qui donnent cet effet haletant et spectaculaire, mais si redoutable pour les pianistes - n’est pas la difficulté principale pour le violon, au contraire... Pour l’archet, le défi technique se déplace dans l’aspect « vertical » des accords, de pouvoir les faire sonner tout en ne rompant pas la ligne... La Fugue offre un renversement du même genre, avec ce thème en doubles-croches si fluide, qui semble vraiment écrit pour le violon…
La transcription de toute façon, est quelque chose de merveilleux : cela donne des éclairages extraordinaires... Cela peut parfois être raté aussi, bien sûr. Mais je me souviens d’avoir entendu il n’y a pas si longtemps une transcription de la Sonate de Franck [pour violon et piano], pour deux pianos : et bien, tout à coup, j’étais vraiment dans Wagner... Plus que quand je l’entends au violon... Vraiment chez Tristan et Isolde, de façon très très claire... Donc c’est précieux, c’est extraordinaire : et je pense que c’est l’un des meilleurs moyens, pour nous violonistes, de nous sortir de ce rapport tellement charnel – qui est bien sûr indispensable – mais qui parfois nous empêche un peu de nous adapter à quelque chose de plus grand, qui peut être ce qu’on appelle « orchestral » par exemple... Jouer orchestral au violon, c’est ce que les très grands maîtres que nous connaissons au disque, que j’adore, qui m’ont nourri – Heifetz, Milstein, Francescatti... n’ont pas su faire.. Kreisler non plus, bien qu’il fût un grand compositeur – ou Enesco, qui était un immense compositeur : mais quand il joue du violon, il n’est pas « orchestral », du tout... Non. C’est une expression sublime... Mais pour lui, le violon c’était autre chose.
Mais, la transcription peut nous permettre, à nous – et aussi parce qu’on est un peu plus regardants qu’autrefois sur les questions stylistiques, etc... - d’aller un peu plus dans cette direction...


